mardi 19 janvier 2010

La vaillance des petits sentiers qui grimpent pas bien haut mais tout seuls

Tu rentres dans ta chambre et tu t'affales sur ta banquette trop étroite. Tu dors les yeux grands ouverts, comme les idiots. Tu dénombres, tu organises les fissures du plafond. La conjonction des ombres et des taches et les variations d'accomodation et d'orientation de ton regard produisent sans effort, lentement, des dizaines de formes naissantes, organisations fragiles que tu ne peux saisir qu'un instant, les arrêtant sur un nom : vigne, virus, ville, village, avant qu'elles ne se disloquent et que tout ne recommence : l'apparition d'un geste, d'un mouvement, d'une silhouette, ébauche de signe vide que tu laisses grandir, hasard qui se précise : un oeil qui te fixe, un homme qui dort, un remous, léger balancement de voiliers, bout d'arbre, rameau explosé, préservé, retrouvé, de l'intérieur duquel émerge en se précisant point par point l'amorce encore d'un visage, à peine différent de l'autre tout à l'heure, plus sombre peut-être, ou plus attentif, visage en suspens où tu cherches sans les voir les oreilles, les yeux, le cou, un front, ne retenant, ne retrouvant, pour les perdre aussitôt, que l'empreinte d'un sourire ambigu, l'ombre d'une narine que peut-être prolonge la trace - infamante ou glorieuse, qui sait ? - d'une cicatrice.

Un homme qui dort, Gerges Perec, 1967
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