lundi 9 février 2009

Le bâtonneur de roues

Nous étions casaniers, sédentaires : et peu de gens, dans mon village, avaient l’audace de s’expatrier.

Quelquefois pourtant, l’un de nous en ressentait l’envie. Et, pendant des mois, des années, il entretenait de ce projet son entourage et ses amis. Perspective accablante : bientôt, il faudrait payer le bâtonneur de roues.

Personne, en effet, ne désirait vraiment partir : ceux qui en parlaient éprouvaient seulement de la détresse, et espéraient qu’à la longue on leur porterait secours.

Un soir, il affirmait que, le lendemain à l’aube, il partirait et qu’il faudrait lui atteler une charrette. Chacun acquiesçait en silence. Il était temps de prévenir le bâtonneur et de discuter son prix.

L’aube venue, on abandonnait la charrette à la sortie du village. Celui qui prétendait partir arrivait lentement dans le froid et la grisaille du matin, son bagage à l’épaule, sans que nul ne l’accompagne. Pesamment, il montait dans la charrette.

Aussitôt, le bâtonneur jaillissait de derrière un arbre, l’œil furieux, l’invective à la bouche, et il coinçait dans une roue sa grande barre de fer. Le conducteur simulait de protester : l’autre invectivait plus fort, ses yeux brûlaient comme ceux du diable. Le conducteur, alors, se mettait à pleurer de joie secrète : il était sauvé. Il rentrait doucement au village, et tous les habitants venaient l’accueillir.

(in Les petits métiers, Tony Duvert, éditions fata morgana, 1978)

.

1 commentaire:

Antoine Brea a dit…

clap ! clap !

repose en paix, immense Duvert.